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■ Ion Zubaşcu – in memoriam ■

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© Luiza Palanciuc | in memoriam Ion Zubaşcu (1948-2011)

Ion Zubaşcu (1948-2011)

Chant Premier

| extrait traduit du roumain |

Je me trouve en perpétuel état de disponibilité. Durant des journées entières, devant mes enfants (au fait : j’aurais aimé avoir tous les enfants qu’un couple d’humains peut avoir dans une vie), je me glisse dans un rôle ou dans un autre, je me surprends commencer à jouer ce rôle, j’attrape au vol toutes sortes d’ondes, par je ne sais quelles antennes de cet appareil psychotronique que je suis.

J’ai appris tout seul à jouer de la plupart des instruments de musique, je m’en suis bricolé de nouveaux, sur lesquels j’ai fait exercer mes doigts de pied jusqu’à ce qu’ils soient aussi souples et mobiles que ceux des mains. J’ai ravivé le sens assoupi de mon odorat. Un été, pendant l’adolescence, je me suis retiré dans les montagnes de Tiblès et – avec quelques plantes et des fleurs sauvages aux parfums différents, pour chaque note musicale – je me suis faite une flûte de pan ; ainsi je courais dans les vallées, jouant de ma flûte, enivré par la musique des senteurs. Lorsque je suis redescendu à Dragomiresti, je ne supportais plus personne à mes côtés, pas même ma mère ou ma sœur Ileana.

J’ai habitué mes yeux à voir chacun une image autonome – ah, que les cosmonautes auraient besoin de tout cela, allez, les gars, je vous attends, je vous apprendrai comment faire ! –, je poursuis les plus étranges épreuves et expériences sans pouvoir dire précisément de quelle nature est l’impulsion qui me mène à vivre ainsi et où vais-je aboutir ; je sais juste qu’il y a dans mon être assez de forces pour grimper  au-delà de toutes les limites, pour survivre à l’infini.

Pendant des jours, je n’arrive pas à sortir de la cage aux lions de telles mélodies et sonorités étrangères, lesquelles, dans leur vraisemblable chemin vers je ne sais quel absolu des sons, ont dû passer par le chenal affreusement étroit de mon être. Comme si j’étais une radio avec toutes les fréquences et les chaînes possibles, dont un enfant a fait son jouet ; il en tourne les boutons sur toutes les longueurs d’onde qui traversent au passage le champ magnétique des morts. Ou bien une télévision aux milliers de chaînes et aux milliers  d’humains, et que l’humanité entière se précipite à changer de chaîne pour ne voir que telle émission recherchée.

Quand je regarde à la télé ces images sensationnelles, avec la gymnaste dont les rotations et les sauts apparaissent comme multipliés dans une sérialité remuant la matière du corps vers la pure évanescence, je pense que mon être est pareil ; simplement, les séries infinies d’images fuient non seulement de mes bras et pieds, mais de toutes les parties de mon corps, vers toutes les directions, – sphère qui émet incessamment les doublons ondoyants des yeux, du cœur, des mots, en haut, en bas, à gauche et à droite, et reçoit à la fois, sur la même longueur d’onde, les messages de toutes les sphères du monde qui m’accablent de leurs énergies et de leurs formes.

Je sais qu’il m’arrive de ne pas être tout à fait centré. Lorsque l’éventail des innombrables calques se ramasse en une seule image de façade, cette icône que l’on aperçoit de l’extérieur ne coïncide pas tout à fait aux empilements de la série intérieure d’images de soi. C’est comme si les mouvements dans la danse des jeunes filles à Capalna étaient parfaitement synchronisés, mais d’autres parties du corps que celles encadrées parfaitement dans le temps et le cadre générique du mouvement glissaient parfois hors du schéma rythmique, en contretemps. À présent, je vais au monde paré de mon masque, façade de ce que je pense être mais, derrière, une séquence de la série fait ressortir une aile d’aigle, puis une autre, plus profonde, – l’aileron d’une truite, une autre, enfin, à l’horizon génétique des espèces, laisse traîner dans l’air un sourire d’amibe. Ainsi de suite.

Toute ma vie, j’ai eu du mal à forcer les maisons d’édition et les revues pour qu’elles me publient ; je me sentais en permanence quelqu’un d’autre, quelque chose d’autre. Ma condition littéraire idéale aurait été de faire paraître chaque poème sous un faux nom, d’envoyer aux rédactions des poèmes signés de toutes sortes de pseudonymes. Ce n’est qu’à la fin de ma vie, si jamais un biographe zélé eut ramassé ces tentatives de début perpétuel (et s’il en eût eu la connaissance), qu’on aurait obtenu l’image tant soit peu fidèle d’un destin littéraire qui n’aura pas trouvé, qui ne trouve pas encore et jamais ne trouvera son assise.

Mais combien je voudrais retenir ne serait-ce qu’une image de tout cet essaim, arrêter la sérialité galactique de l’individu que je suis et enfin crier, pour de bon : me voici ! Je suis celui que voici !

Jeune-homme, j’ai connu le succès et la gloire du temps où je chantais, pendant des années, sur les stades, dans les champs, dans les vallées et les montagnes, sur les places publiques des grandes villes, devant d’énormes foules. Que reste-t-il de tout cela ?

J’écris parce que c’est la seule activité qui me donne le sentiment plénier de la normalité. Des milliers de bras ne cessent de pousser de ma chair, des milliers de jambes, des yeux et des oreilles, des milliers de bouches bavardes et âmes béantes, mais moi, je veux juste être comme tous les autres, un homme parmi les hommes, comme on dit. Un homme comme il faut.

Et alors, à tous ceux qui manquent de bras et de jambes, de bouches et d’yeux, à ceux qui manquent d’âme, aux silencieuses pierres et aux muets ancêtres de mon peuple, aux pousses d’herbe et aux étoiles, et à tous ceux qui naîtront dans mille ans, à tous – je fais don du poids éternel de mon surpoids.

Je ne pense pas être un homme en chair et en os et dans le vrai sens du mot, mais un homme en toutes les chairs et en tous les os, un homme dans tous les vrais sens de tous les mots de toutes les langues créées ou non créées. Et je veux juste être tout comme les autres, échapper à la jungle d’individus envahissants qui prolifèrent dans la chair de mon corps au-delà des limites humaines.

Oui, je ne suis entier que lorsque je fais don de moi.

©

  • Texte : Ion Zubaşcu (1948-2011), Omul disponibil. Noi viziuni postistorice, Cântec de dragoste, la care voi lucra toată viaţa, fragment [L’homme disponible. Nouvelle vision post-historique. Chant d’amour auquel je travaillerai toute ma vie durant (extrait)], Timişoara, Editura Brumar, 2009, p. 9-11.
  • Traduction du roumain & image : Luiza Palanciuc (2011).

Pour citer cet article:

Restitutio Benjamin Fondane – http://fondane.net

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Classé dans:Extraits |traductions|, Iconographie, IN MEMORIAM, Littérature roumaine Tagged: autofiction, chant, image, Ion Zubaşcu, littérature roumaine, Luiza Palanciuc, Maramures, mort, poésie, traduction du roumain, vie

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